IMPROJAZZ   mai 2018

 


Comment c'est
Michael Mantler


Le dernier opus de Michael Mantler n'a eu que peu d'échos en France. Il ne faut pas s'en étonner. Cette fois, la faute n'en revient pas seulement à la profusion discographique, mais aussi à la forme même donnée par Mantler à cette étonnante suite de neuf pièces. En un sens, il s'agit d'une sorte d'anti-opéra de concert (puisque pensée sans mise en scène). Chaque texte dénonce les atrocités de notre monde contemporain dont le délire s'accélère à la même vitesse que les circuits informatiques. Sont ainsi abordés le fanatisme religieux (" Folie "), la séquestration et la torture (" Pourquoi "), l' omniprésence des armes (" Commerce "), etc. Anti-opéra, donc, car le traitement de la partie vocale confiée à Himiko Paganotti (à la parfaite articulation: on comprend toutes les paroles!) ne relève ni du chant tel qu'on se le représente habituellement (pas de lyrisme ni de mélodisme), ni du chanté-parlé mais, au fond, d'une sorte de récitatif syllabique. Ce recitativo accompagnato (et non secco, l'accompagnement n'ayant rien de succinct) est soutenu par un orchestre symphonique avec claviers de percussion et piano - sans batterie ni contrebasse donc. Tout en s'éloignant du " jazz ", le son d'ensemble ne rappelle pas non plus le monde de la musique écrite occidentale - ce qui représente une performance en soi. Toutes les plages expriment un même sentiment de malaise, une tension latente, plombante, à l'exception du tendre " Hiver ", sorte de pause au milieu du déroulé (et vraie réussite). Chacune illustre d'une manière particulière ce constat atterré des actions destructrices entreprises par l'homme envers l'homme et son environnement, pour mieux exprimer l'angoisse de ce qui advient. Pour cela, Mantler a exacerbé ses techniques de composition, et d'abord son sens particulier de l'harmonie qui consiste en une répartition dans l'espace orchestral d'un accord auquel s'en ajoute un autre, le tout constituant un agrégat - un peu comme si on plaquait une harmonie au piano, puis une autre sans lever la pédale de résonance. A cela s'ajoute la répartition déséquilibré entre écrit et improvisé, la place accordée à la seconde étant bien moindre que celle donnée à la première. Seul Michael Mantler se donne à lui-même un vrai solo, free, au milieu de la plus longue pièce, " Sans fin " (13'). Pour le reste, il s'agit de passages notés interprétés avec liberté(s), ou de commentaires non écrits mais demeurant au niveau de l'accompagnement. Comme depuis ses débuts (mais non de façon exclusive), les pièces de Mantler sont construites sous forme de séquences successives, la plus narrative / descriptive étant justement " Sans fin". Il en résulte un étonnant déploiement du temps musical, faussement extatique sans être pour autant ni dramatique, ni linéaire. Toutes ces " anomalies ", qui donnent son prix à la suite, font de Comment c'est une œuvre toute à la fois atypique (on l'aura compris) et dérangeante - dans de nombreux sens de ce dernier terme. Autant dire que les chances de l'entendre en concert sont proches des probabilités de paix dans le monde. En conséquence de quoi, ce disque s'avère ô combien précieux. Pour ma part, j'avoue avoir quelques difficultés avec les passages chantés, au contraire des parties instrumentales, ne seraient-ce que l'ouverture et la fin de l'album sans équivalent, à ma connaissance, dans le domaine de l'orchestre symphonique.


- Ludovic Florin

 
 
 

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